Du Canada au Yémen, les bouleversements climatiques ne sont pas de simples catastrophes naturelles: ils révèlent et aggravent les injustices sociales et les conflits. Dans le cadre du 30e anniversaire de la plateforme de Pékin, les bâtisseuses de paix du monde appellent à intégrer justices climatique et sociale dans les processus de paix
Par Nesmah Mansoor et Charlotte Côté
Depuis les années 2000, la notion de “sécurité climatique” désigne les liens croissants entre les perturbations environnementales liées au dérèglement climatique et les risques de conflits, en particulier dans les régions où les ressources naturelles sont déjà sous pression. Les manifestations concrètes de cette instabilité – pénurie d’eau, appauvrissement des sols, catastrophes naturelles, exodes forcés – affectent profondément les sociétés. Mais ce sont également les décisions, omissions et priorités politiques en matière de gestion des ressources et de l’environnement qui contribuent aux conflits et aux migrations dans un contexte de chocs climatiques.
À travers le monde, des exemples concrets illustrent l’interconnexion profonde entre justice climatique et justice sociale. En Palestine, la sécheresse et la politique de strangulation territoriale de l’occupation israélienne aggravent les pénuries d’eau. Au Canada, les feux de forêt et les politiques extractives affectent gravement la santé des communautés autochtones. Ailleurs, de l’Afrique de l’Est, au Brésil, en passant par les îles Salomon, la concurrence pour des ressources naturelles qui se raréfient, combinée à des mauvaises politiques de gestion, accentuent les divisions sociales et compromettent la sécurité des populations.
Le nexus conflit & environnement au Yémen
Partout, les changements climatiques, mais également les choix politiques sur les ressources, provoquent déplacements, insécurité, et ruptures sociales. Au Yémen, plus d’une décennie de guerre brutale a affaibli les institutions étatiques, détruit les infrastructures essentielles et généré des insécurités multidimensionnelles majeures (alimentaires, sanitaires, énergétiques). Le conflit armé et la détérioration de l’environnement forment un engrenage où chaque phénomène intensifie l’autre, le tout exacerbé par la crise climatique. Ce cercle vicieux compromet les perspectives de paix durable et les moyens de subsistance des populations les plus vulnérables, d’autant plus que le cessez-le-feu conclu au Yémen en 2022 reste fragile.
« Le conflit armé et la détérioration de l’environnement forment un engrenage où chaque phénomène intensifie l’autre, le tout exacerbé par la crise climatique. »
Depuis 2015, les attaques ciblées contre les raffineries, les ports et les infrastructures vitales (réseaux d’aqueducs, centrales électriques, etc.) ont détruit l’environnement et compromis l’accès aux services de base au Yémen. Une dégradation écologique alarmante (marées noires, pollution marine liée aux eaux usées non traitées, et pêche non réglementée) menacent la santé publique et les moyens de subsistance côtiers. Les inondations de plus en plus fréquentes déplacent des mines antipersonnelles plantées par des groupes armés dans des zones agricoles ou de pêche, rendant ces territoires dangereux et inexploitables, ce qui accroît l’insécurité alimentaire et ravive les tensions intercommunautaires autour de ressources de plus en plus rares. Le croisement entre conflit armé et effondrement environnemental plonge les populations dans une précarité extrême, et, faute d’alternatives viables, les contraint parfois à recourir à la violence ou à l’exploitation non durable des ressources pour survivre. Au cœur de cette crise multidimensionnelle, les conséquences ne sont pas vécues de manière uniforme.
Multiplicateurs d’inégalités
Les changements climatiques aggravent les inégalités existantes et intensifient les violences basées sur le genre, surtout en contexte de conflit ou de catastrophe naturelle. Partout dans le monde, les normes patriarcales tiennent les femmes et les minorités de genre à l’écart des terres, des ressources et des décisions. Ces inégalités sont exacerbées par des facteurs tels que la classe, l’âge et l’appartenance ethnique, marginalisant particulièrement les femmes autochtones et rurales.
« Partout dans le monde, les normes patriarcales tiennent les femmes et les minorités de genre à l’écart des terres, des ressources et des décisions. »
Au Canada, les femmes autochtones qui défendent leurs territoires contre les projets extractifs sont criminalisées, et leurs savoirs écartés, alors que leurs communautés font face aux feux de forêt et à la contamination. Dans plusieurs régions du monde, alors les ressources se raréfient, les femmes ont la charge de parcourir de plus longues distances pour trouver eau, bois et nourriture. Au Sud du Yémen, le réchauffement des eaux prive les pêcheuses de leur gagne-pain près des côtes. Pour nourrir leurs familles, elles passent plus de temps en mer, au péril de leur sécurité.
Environnement, justice sociale et paix
Face à l’imbrication des enjeux climatiques, sociaux et sécuritaires et dans le cadre du 30e anniversaire de la plateforme de Pékin, d’innombrables bâtisseuses de paix à travers le monde appellent la communauté internationale à intégrer les enjeux environnementaux et de genre dans les processus de paix. Voici quelques unes des recommandations que les femmes yéménites de Peace Track Initiative et du Women Solidarity Network ont présenté au Conseil de sécurité des Nations Unies en mars 2025 à ce sujet:
- Inclure les questions environnementales dans les processus de paix. Prévoir des mesures de restauration écologique, gestion de l’eau et prévention des catastrophes naturelles pour assurer une paix durable au Yémen.
- Restaurer les écosystèmes dégradés. Le nettoyage des zones contaminées, le déminage et la reforestation sont essentiels pour reconstruire le pays et assurer la sécurité des populations.
- Renforcer la gouvernance environnementale. Donner les outils et moyens aux autorités de contrôler la pollution et d’appliquer des normes strictes.
- Sanctionner les destructions écologiques. Le Comité des Sanctions doit enquêter sur les attaques contre les infrastructures vitales en tant que potentiels crimes de guerre.
- Soutenir les femmes dans la relance économique et sociale. Mettre en place des programmes de transferts monétaires, soutien aux petites entreprises, et de protection sociale adaptés aux réalités locales et environnementales.
Il n’y a pas de justice environnementale et climatique sans justice sociale.
La paix durable en contexte de crise climatique, que ce soit au Yémen, au Canada ou ailleurs, dépend d’une gouvernance des ressources à la fois juste, durable et inclusive; c’est-à-dire construite avec et par les différentes populations concernées.
Co-autrices:
- Nesmah Mansoor est militante pour la justice environnementale et les droits des femmes au sein de Peace Track Initiative (PTI) et Women Solidarity Network (WSN), deux organismes yéménites féministes pour la paix.
- Charlotte Côté est directrice générale du Centre de ressources sur la non-violence (CRNV) et engagée dans la consolidation de la paix à l’intersection de la décolonisation et de la justice sociale et climatique.